Chapitre 3
Lisbeï n’avait pas tout dit à Tula. Elle ne lui avait pas dit qu’un jour elle devrait quitter la garderie avant elle. Elle n’avait pas voulu partager son angoisse avec elle. Beaucoup plus tard, il lui viendrait l’idée que Tula s’en était doutée, que Tula avait attendu qu’elle lui en parle, avait peut-être vu dans son silence l’aveu d’un abandon futur. Mais alors que les jours et les nuits passaient au rez-de-chaussée, Lisbeï avait sans cesse remis le moment d’en parier à Tula. Peut-être parce qu’elle ne voyait pas d’issue au problème : il y avait sûrement un monde au-delà de l’enceinte du parc ; mais il n’y avait pas de porte dans l’enceinte. Comment allait-on dehors, comment en revenait-on ? Elle avait beau se dire que si elle quittait la garderie, elle pourrait certainement y revenir par le même chemin, cette absence de porte dans le mur d’enceinte l’hypnotisait. Elle n’osait même pas poser des questions détournées aux gardiennes, de peur d’apprendre de façon irrévocable qu’il serait impossible en effet de retrouver Tula après avoir quitté la garderie.
Et elle ne saurait pas avant longtemps comment on la quittait. Une après-midi, elle se sent très fatiguée. Pendant la classe de lecture, elle a envie de mettre sa tête dans ses bras et de s’endormir. Sa voix et celle des autres mosta lisant les mots écrits au tableau lui parviennent de très loin. Elle se demande, paresseusement, si elle est malade ; elle est si fatiguée qu’elle n’arrive même pas à avoir peur. Elle est peut-être restée trop longtemps avec Tula la nuit dernière ? Elle n’a pas assez dormi ? Il fait si chaud, dans la salle de lecture ! Avec des mouvements lents – son corps est lointain aussi, maladroit – elle déboutonne le haut de sa tunique, essaie de s’éventer avec son ardoise. La voix de Faï lui pose une question, toutes les autres mosta sont tournées vers elle et la regardent. Elle essaie de répondre mais elle n’y parvient pas, elle bascule de l’autre côté, dans le sommeil, et tout glisse dans un silence immobile et ouaté.
Rouge. C’est ce qu’elle se rappellera plus tard. Rouge, toutes les nuances de rouge, d’un rouge écarlate profond à un blanc rosé translucide et vibrant. Et non plus silencieux après un moment, mais incroyablement sonore au contraire ; en essayant de se décrire les sons, elle pensera surtout à l’eau des petits ruisselets d’irrigation qui coulent dans la nuit entre les plantes du parc, tombant goutte à goutte ou en cascades des petits rochers, bouillonnant dans les remous. Mais il y a aussi une sorte de grésillement constant, parfois comme des étincelles et parfois comme de l’huile jetée dans une poêle très chaude. Au travers, il y a ce double mouvement sourd et soutenu, comme un tambour, ou comme une porte battante, une porte où passerait du vent. Et tous ces sons dessinent en même temps un paysage, un espace à la fois changeant et défini, très vaste et curieusement circonscrit, où elle pourrait se déplacer mais elle ne sait pas comment. Elle ne sait pas vraiment où elle est, ce qu’elle est, elle est à la fois là et ailleurs.
Lorsqu’elle se réveillera, il y aura une main sur sa main, une présence faiblement lumineuse – mais ce n’est pas Tula. Une voix : « Elle est réveillée. » Une autre voix : « Comment peux-tu le savoir ? Je ne vois pas de différence. » Cette voix-là est familière, un nom vient, lentement, à la mémoire engourdie de Lisbeï : Mooreï. Et l’autre voix répond : « Je le sais, c’est tout. »
Lisbeï fait un effort gigantesque et entrouvre ses paupières. À travers ses cils, la tache pâle d’un visage au-dessus d’une grande tache bleue en forme de corps, plus loin une autre tache, rouge, un autre corps, Mooreï. Les yeux de Lisbeï reviennent sur le visage le plus proche : une peau sans rides, des yeux très noirs sous de courts cheveux brun doré, une bouche sinueuse qui ne sourit pas, mais c’est la faible lumière de l’inconnue qui sourit, comme sa voix quand elle dit enfin : « Bienvenue chez les vivantes, Lisbeï. Tu ne seras plus jamais malade. »
Et ce n’est pas tout à fait une inconnue, un souvenir confus revient à Lisbeï : c’est la gardienne bleue de l’infirmerie, la nuit où Tula…
Le nom de Tula la tire de sa torpeur mais la gardienne bleue l’empêche de se redresser : elle a dormi très longtemps, il lui faut reprendre des forces avant de se lever.
« Longtemps ? croasse Lisbeï. Combien de temps ? »
— Six journées, dit Mooreï. Un record. »
Lisbeï ne sait pas ce qu’est un « record » et elle s’en moque : six journées, six nuits, et Tula qui a dû attendre, attendre ! Désespérée, elle se laisse retomber sur l’oreiller. Elle demande quand elle sortira, faiblement irritée de constater que sa voix ne lui obéit presque pas…
« Dans trois ou quatre journées, quand tu seras rétablie », dit Mooreï. Au bout d’un petit moment, avec une intonation différente, curieusement attentive, elle ajoute : « Et tu es une grande, maintenant, Lisbeï. Tu ne retourneras pas à la garderie. »
Devant la réaction incrédule, horrifiée, que Lisbeï est trop affaiblie pour même tenter de dissimuler, la gardienne bleue se penche vers elle, murmure : « C’est Tula, n’est-ce pas, Lisbeï ? » Et ce n’est pas possible de dire non, pas avec les mains de la gardienne serrées autour de la sienne, pas dans leurs lumières qui s’échangent.
« Tu vois », dit la gardienne bleue ; elle s’adresse à Mooreï, maintenant, comme si Lisbeï avait répondu à sa question.
« Mais Tula ne pouvait pas savoir… » dit Mooreï, stupéfaite.
La gardienne bleue s’est retournée vers Lisbeï : « Je vais aller voir Tula, Lisbeï. Je vais lui dire que tu es réveillée. »
Et dans sa voix, comme dans sa faible luminescence murmurante, Lisbeï entend autre chose, une promesse, l’assurance que la gardienne bleue a deviné beaucoup de choses, mais ne dira rien.
* * *
La gardienne bleue s’appelait Antoné et c’était une Médecine. Elle avait vingt années. Elle aurait dû être une Rouge, mais elle n’avait jamais pu faire d’enfantes. Aussi était-elle une Bleue. C’était aussi une « pérégrine », une Bleue qui ne restait pas chez elle mais se promenait de Famille en Famille. Lisbeï était une Verte, ou une « dotta ». Les mosta aussi étaient des Vertes, mais ce n’étaient pas des dotta. Il faudrait un certain temps à Lisbeï pour comprendre la nuance. Les Bleues normales étaient celles qui ne pouvaient plus faire d’enfantes parce que leurs graines étaient épuisées, après trente-cinq années, en général. Les Rouges seules étaient les « mères », celles qui faisaient les enfantes. On les appelait aussi « génitrices ». Mots, catégories, hiérarchies, les réponses se multipliaient de façon vertigineuse de l’autre côté du mur de la garderie. La plupart du temps, Lisbeï ne savait même pas à quelles questions correspondaient ces réponses qu’on laissait tomber en passant, comme si elles allaient de soi. On croyait lui donner des explications : on lui révélait surtout la profondeur de son ignorance.
Le monde s’appelait désormais Béthély. De Béthély, cependant, Lisbeï ne connaîtrait au début que la Tour Ouest, le temps d’en apprendre les règles, les espaces permis aux dotta et les itinéraires correspondants. Lisbeï se retrouvait avec soulagement le soir dans son lit, au troisième étage de la Tour Ouest (24 - E - 3, disaient les marques énigmatiques sur tout le linge qu’on lui avait remis. « Chambre 24, aile Est, 3e étage », lui avait-on traduit d’une voix blasée) ; là, elle pouvait reprendre son souffle dans le noir et mettre sa journée en ordre en se racontant ce qu’elle avait appris, ce qu’elle avait compris, et ce qu’elle ignorait et devrait apprendre le lendemain ou une autre journée. Il y avait quelque chose de réconfortant dans ce rituel ; c’était sa façon à elle de retrouver Tula absente ; elle s’adressait à Tula absente, elle s’expliquait Béthély dans le langage qu’elle aurait utilisé pour Tula. Ainsi (racontait-elle au silence qu’elle nommait Tula), la Tour, les trois Tours, puisqu’elles étaient pareilles, étaient chacune… comme un grand gâteau carré, très haut, avec des couches d’ateliers et de réserves prises entre des tranches de chambres. Tout en haut, comme un glaçage, il y avait le toit et les grands réservoirs d’eau chauffés par le soleil, dans les serres. Au milieu du gâteau, une sourice avait fait des trous : un grand vertical, celui de l’« ascenseur » (strictement interdit aux dotta ; on l’utilisait seulement pour les charges très lourdes et les chaises roulantes) ; il fallait imaginer une très grosse sourice, évidemment, comme pour l’autre trou qui se tortillait autour, l’escalier principal. Il y en avait des tas d’autres, un peu n’importe où, qui reliaient parfois seulement deux ou trois étages ; parfois c’étaient de simples échelles aux étroites marches de bois bien cirées. Les itinéraires qu’ils permettaient à l’intérieur des Tours formaient de véritables labyrinthes que Lisbeï explorerait plus tard avec une délicieuse curiosité toujours un peu angoissée. Enfin, au bout des couloirs qui quadrillaient les étages, il y avait des portes-fenêtres donnant sur les escaliers extérieurs, des spirales ou encore des zigzags de pierre délicatement festonnée pour les trois premiers étages, puis de bois, des structures légères et toujours vibrantes, comme des passerelles, où Lisbeï ne s’aventurait au début qu’avec prudence. De vraies passerelles s’étiraient entre les Tours Sud, Est et Ouest, strictement interdites aux dotta. On les utilisait seulement en cas de véritable urgence ; elles étaient en métal et entretenues avec soin.
Quantité de règles régissaient la circulation dans les Tours ; une page entière était consacrée à la conduite à observer en cas d’incendie, par exemple, dans le précieux petit livre remis aux nouvelles dotta, où se trouvaient des plans sommaires de la Tour. Il y avait aussi des règles non écrites – dont la première, comme d’habitude, était de ne pas poser trop de questions.
Dès le début, la situation de Lisbeï à Béthély fut un peu particulière : n’ayant pas quitté la garderie avec Méralda et les autres, elle n’avait pas assisté comme elles à la brève cérémonie d’intronisation et à la séance d’orientation qui la suivait. Comme les autres, elle avait été cependant assignée à une grande, en compagnie de deux Vertes qu’elle ne connaissait pas. On disait « tutrice ». Il fallait être vieille pour pouvoir être tutrice : douze années. La tutrice de l’équipe de Lisbeï s’appelait Majda ; elle avait de courtes nattes d’un blond tirant sur le roux, des yeux verts et beaucoup de taches de rousseur. Elle était, disait-elle en riant mais avec une évidente satisfaction, « une vraie Béthély ». Expression déconcertante pour Lisbeï jusqu’à ce qu’elle comprit que Béthély n’était pas seulement la Tour, les Tours, les ateliers, les jardins, les vergers, les pâturages, les champs, mais aussi toutes les personnes qui vivaient dans les Tours (et dans les « Fermes », plus loin dans la campagne). C’était le nom de la « Famille » ; c’était le nom de la « Lignée ».
« Je ne suis pas une vraie, alors », marmonna Arié, déçue. C’était l’une des deux dotta confiées à Majda en sus de Lisbeï, et elle était très brune. « Et moi ? » demanda timidement Lila, qui avait les cheveux d’un blond presque blanc et qui boitait à cause de sa jambe malformée. Lisbeï ne dit rien mais elle pensa avec un serrement de cœur à la rousseur lisse de Tula.
« Vous êtes toutes des Béthély quand même, ça dépend des gènes… c’est compliqué, vous apprendrez tout ça bientôt ! » dit Majda (une formule que les tutrices répétaient souvent et qui signifiait de ne pas continuer à poser de questions). Ensuite, évidemment, Lila et Arié s’étaient tournées vers Lisbeï, aux cheveux si noirs, à la peau si brune. Était-ce une « pupille », une de ces dotta que les Familles s’échangeaient ? Mais non, dit la tutrice, Lisbeï était une Béthély aussi ; simplement sa mère ressemblait peut-être à celle de Majda, ou encore Lisbeï ressemblait davantage au mâle.
Majda connaissait sa mère ?! Elle savait dans quel ventre elle avait poussé ?
La formulation de la question attira à Lisbeï un étonnement un peu moqueur de la part de la tutrice. Mais oui ; la mère de Majda s’appelait Maralie et elle travaillait à la forge.
Majda dit cela en passant, avec un haussement d’épaules. Elle ne se rendait pas compte qu’elle venait de plonger Lisbeï dans un abîme de perplexité. Qu’une enfante, déjà, puisse ne pas ressembler à sa mère ! Qu’en était-il alors de la pomme et des pépins, et de l’histoire que Lisbeï avait tant aimé raconter à Tula, les petites mosta qu’elles s’échangeraient quand elles seraient assez grandes pour se donner de leurs graines ? Et puis, qu’une enfante puisse ressembler non pas à sa mère, mais à un mâle ? Cela n’avait tout simplement pas de sens.
Pendant plusieurs jours, dans les couloirs, les escaliers, la salle commune (le nom des réfectoires hors de la garderie), Lisbeï ne put s’empêcher de dévisager les Rouges qui passaient, en se demandant laquelle pouvait bien être le ventre où elle avait poussé (peut-être avec Tula, mais ce n’était plus si sûr). C’était une question qu’on ne posait pas, elle l’avait bien senti, non parce qu’on « apprendrait bientôt » mais parce que ce n’était pas important.
Comment était-ce possible ? Les commencements n’étaient-ils pas toujours importants ? Le début de la Parole n’était qu’une longue description du Premier Commencement !
Lorsque, pour la dixième fois au moins, Lisbeï faillit tomber dans un escalier parce qu’elle ne regardait pas où elle allait, trop occupée à suivre des yeux une mère potentielle, Majda, agacée, lui demanda ce qu’elle avait, à la fin ! Prise au dépourvu, encore secouée de sa presque chute, Lisbeï murmura qu’elle voulait voir si elle pouvait trouver sa mère. Lila et Arié commencèrent à glousser avec réprobation et du coup, ulcérée, elle essaya de se rattraper : « Il faut appeler toutes les Rouges et toutes les Bleues « mère », c’est écrit dans les Instructions. Alors… »
Majda poussa un soupir résigné : « C’est une formule de politesse, Lisbeï, dit-elle (très gardienne, avec sa petite moue condescendante). Dans la Famille, d’une certaine façon, toutes les dotta sont les enfantes de toutes les Rouges et de toutes les Bleues. C’est pour ça qu’on les appelle « dotta ». Pas « fille » comme « future femme », mais comme « descendante d’une mère ». Et c’est pour ça aussi qu’on appelle la Capte de Béthély la Mère. » Le ton de Majda laissait deviner la majuscule respectueuse.
Il y avait une capte au-dessus des captes des étages, au-dessus des captes des cuisines ou des jardins, une capte qui était capte de toute Béthély, la Capte. Elle vivait au même étage que Majda et ses trois dotta. Elle s’appelait Selva mais on ne l’appelait que « Mère », et si jamais on avait fait quelque chose de vraiment mal, c’était devant elle qu’on était convoquée et c’était très, très grave. Quelles punitions elle donnait ? Majda répondit en riant qu’elle n’avait jamais eu à se présenter devant la Mère mais (elle baissa la voix et ses trois pupilles se rapprochèrent d’elle instinctivement), on disait qu’une fois elle avait chassé quelqu’une de Béthély, une qui s’était battue avec une autre et qui lui avait fait mal, et elle l’avait envoyée parmi les renégates, dans les Mauterres.
Bien entendu, aucune explication ne fut offerte de ces deux termes. Mais ce n’était qu’une des énigmes égrenées chaque jour par la rousse Majda. Parfois, Lisbeï désespérait de jamais apprendre ce qu’elle avait besoin de savoir ! D’autres fois, après une journée particulièrement riche en révélations, elle se disait qu’il suffisait peut-être vraiment d’écouter, d’observer et d’attendre (comme le répétaient toutes les tutrices et, plus subtilement, l’ambiance collective de la Tour). À un moment donné, sans même en avoir conscience, Majda laisserait tomber la réponse à la seule question que Lisbeï aurait pu formuler clairement, la seule qu’elle n’osait pas poser : comment va-t-on à la garderie ? Elle en avait vu une, depuis l’étage, spirale blanche et ocre au milieu du parc à la haute enceinte sans porte. Mais était-ce vraiment la sienne, la leur ? Et surtout, comment y allait-on ? Lisbeï s’était réveillée dans l’infirmerie de la Tour Ouest : on l’y avait transportée dans son sommeil dès qu’Antoné l’avait déclarée endormie et non plus plongée dans le coma de la Maladie. Comment on l’avait sortie de la garderie, elle l’ignorait.
L’autre incertitude qui la rongeait, c’était ce qu’Antoné avait dit à Tula : lui avait-elle dit qu’elle avait quitté la garderie, ou seulement qu’elle s’était réveillée de la Maladie ? Dans l’un et l’autre cas, qu’avait pensé Tula et surtout que ferait-elle, la téméraire Tula ?
Il était tout de même difficile de se torturer tout le temps à ce sujet : le nouveau monde où était plongée Lisbeï était trop plein, trop mouvant, il exigeait un minimum, non, un maximum, d’attention ! Il y avait trop de tout pour laisser beaucoup d’espace libre dans la tête de Lisbeï ; en fait, le souvenir qu’elle a de ses premiers jours dans la Tour Ouest, c’est celui d’un vertige perpétuel. Curieusement, il commença à s’apaiser le jour où, profitant du temps doux et dégagé, Majda emmena ses trois dotta dans la grande cour centrale. La tête rejetée en arrière, elles contemplèrent les Tours et leurs quinze étages, si hautes, si hautes, et leur sommet fendait les nuages, non, elles allaient tomber, elles tombaient ! Arié fut malade, à la grande honte de Majda (d’autres tutrices assistaient à cette scène disgracieuse). Mais pour juguler son propre vertige, Lisbeï pensa à la lune de la garderie, la nuit, qui avait l’air aussi de filer dans les nuages, mais qui ne bougeait pas vraiment si vite que ça.
Et tout à coup, en même temps que son vertige se dissipait, elle réalisa qu’elle disposait d’une formule magique : « comme à la garderie ». Mais oui, dehors, c’était comme à la garderie, après tout ! Une cour plus grande, beaucoup plus d’étages, beaucoup plus de monde… Vraiment beaucoup plus, tout le temps, partout, des habits bleus, rouges, verts, des vieilles, des jeunes, qui se croisaient en se saluant ou sans rien dire, ouvrant et fermant des portes, les bras vides ou chargés d’objets de toute sorte, et toutes semblaient savoir exactement où elles se trouvaient, où elles allaient, ce qu’elles avaient à faire ! Mais c’était comme à la garderie quand même, en plus grand, voilà tout, comme le rez-de-chaussée avait été plus grand que le premier étage, lui-même plus grand que la nurserie – pour un peu Lisbeï se serait laissée emporter par la progression familière : il y avait encore autre chose au-delà des collines de pâturages verts qui encerclaient les trois Tours de Béthély, c’était sans doute encore plus grand… mais à cette idée, plus qu’en regardant le sommet des Tours basculer faussement dans le ciel, elle ressentit une véritable nausée et se hâta de penser à autre chose.
La formule magique ne la quitta plus, cependant, comme à la garderie, même quand la comparaison n’était pas évidente ; c’était sa pierre de touche, sa protection, sa boussole, une incantation qui l’accompagnait partout.
Au point qu’un jour, elle s’oublie et la prononce tout haut. Majda lui adresse un regard étonné : en quoi l’atelier de tissage peut-il être comparé aux garderies ?
Lisbeï n’avait aperçu qu’une seule garderie depuis la Tour Ouest ; elle bondit sur l’information : il y a plusieurs garderies ?
Bien sûr, une par Tour.
« Comment y va-t-on ? demande Lisbeï, toute prudence envolée.
— On n’y va pas ! »
L’attitude scandalisée de Majda alerte Lisbeï, mais elle ne peut pas arrêter, pas maintenant, pas si près !
Comment en vient-on, alors, des garderies ?
Par les sous-sols, répond Majda, franchement déconcertée maintenant de l’insistance de Lisbeï. Puis elle se reprend : « C’est interdit aux dotta d’aller dans les sous-sols des Tours. »
Des sous-sols, bien sûr ! Interdits : pas même indiqués sur les plans ! On allait dans les garderies par des sous-sols ! Voilà pourquoi il n’y avait pas de porte dans l’enceinte du parc ! Lisbeï dissimule sa jubilation et accomplit les tâches de la journée dans un brouillard euphorique. Maintenant, il n’y a plus qu’à décider dans quelle garderie se trouve Tula ; si on a emmené Lisbeï à l’infirmerie de la Tour Ouest après sa Maladie, c’est qu’elle devait se trouver dans la garderie de la Tour Ouest, n’est-ce pas ? D’ailleurs, la direction du soleil le confirme. Pourvue d’une destination, Lisbeï n’a plus qu’à trouver le bon itinéraire. On dort la nuit, dans la Tour comme à la garderie, même si on entend encore des voix dans les couloirs après que la grande horloge de la Tour Sud a frappé dix coups. (C’était cela qu’elle entendait la nuit, depuis la garderie, ces vibrations sourdes et régulières.) Arié, qui partage avec Lisbeï la chambre 24 - E - 3, a le sommeil particulièrement profond, il faut la secouer pour la réveiller le matin. Et voilà, c’est comme à la garderie, il faut simplement rester éveillée dans le noir, ouvrir une porte, se glisser dans les couloirs et les escaliers déserts…
Et Mooreï et Antoné qui reviennent, très tard et très fatiguées, de l’infirmerie des petites à la garderie ouest, où une mosta de plus ne reverra pas le jour se lever, Mooreï et Antoné montent l’escalier qui vient du sous-sol interdit, l’escalier que Lisbeï est en train de descendre sur la pointe des pieds.
* * *
(Antoné/Lettre)
Béthély, 23 de je ne sais plus quand, ellième ? Et donc 480, en tout cas.
Ma lointaine,
La courrière m’a enfin apporté une lettre de toi, un beau cadeau de nouvelle année : sa valeur pour moi n’est pas proportionnelle à sa longueur… Pardonne-moi ce (gentil) reproche, ma douce, mais reconnais que tu t’es faite bien rare ces derniers mois. Je sais, tu dois être très occupée avec la bébé qui s’en vient. J’espère que tu n’es pas trop fatiguée. Tu ne me dis pas grand-chose de ce que tu ressens. Certes, les va-et-vient que tu me décris dans la Famille sont intéressants et amusants, mais j’aimerais surtout savoir où toi tu en es.
Que se passe-t-il par ici ? Bien des choses. Selva est enceinte à nouveau, après sa fausse couche d’oste. Et, oui, je désire toujours assister à la naissance de cette bébé. L’enfante qui a suivi Tula est morte presque tout de suite (l’enfant ; c’était un garçon). Je trouve important de savoir si cette nouvelle enfante (ou ce nouvel enfant, on ne sait jamais, malgré les statistiques) présente la même particularité que les deux premières. (Non, rassure-toi, je n’attendrai pas qu’elle ou il ait la Maladie !) Cela veut dire encore au moins sept mois ici, si tout se passe bien avec cette grossesse-ci ; la fausse couche était « normale », si on peut dire : fœtus sans cerveau. Dans la foulée de l’autopsie, je me suis retrouvée en train de donner des leçons à la Médecine de la Famille, une Bleue plutôt… antique, si tu vois ce que je veux dire.
En fait, les choses qui se passent « ici » se passent plutôt aux alentours : j’ai enfin pu avoir accès aux Archives des Termilli. La toujours convaincante Mooreï a intercédé en ma faveur. Maintenant que je connais un peu mieux les Familles avoisinantes, je me rends compte à quel point Béthély est une Famille « progressiste ». Qu’elles aient conservé autant d’ascendant sur les Croyantes bornées ou les Juddites fossiles qui les entourent ne peut être dû à la seule importance historico-religieuse de Béthély ; les Mères successives ont dû être d’habiles politiques, aussi. La Mère précédente était Cémmélia, la sœur aînée de Mooreï et génitrice de Selva ; une femme à poigne, à ce qu’on en dit encore dans les Tours, assez proche des Juddites orthodoxes. L’enfance et l’adolescence de Selva n’ont pas toujours dû être roses.
Pour en finir avec Termilli, mêmes résultats qu’à Béthély ; rien n’est encore venu infirmer mon hypothèse de départ… Et certains développements sembleraient au contraire la confirmer, ici à Béthély. Tu te rappelles Lisbeï, la première-née de Selva ? Eh bien, elle est maintenant sa première-vivante et deviendra sans doute la prochaine Mère. Elle a eu la Maladie elle aussi, tard, comme toi et moi. Et pour autant que j’aie pu en juger, l’intensité de sa… faculté (je commence à en avoir assez de ces euphémismes !) a augmenté ensuite, comme pour sa cadette. Laquelle savait que Lisbeï était malade, alors même qu’elles n’étaient plus au même étage de leur garderie et ne s’étaient pas vues depuis plusieurs mois. Intéressant, non ?
Selva continue à empiéter discrètement mais résolument sur les traditions : elle a fait retirer Lisbeï de la garderie sitôt remise de la Maladie, en novème dernière, bien avant son septième anniversaire – avec cet argument, qu’elle m’a emprunté : « Elle ne sera plus jamais malade, maintenant. » Je l’aurai au moins convaincue de cela. D’après ce que dit Mooreï, sa décision aurait aussi quelque chose à voir avec la réaction de Tula à la Maladie de son aînée et vice-versa. Mise au courant de l’escapade de Lisbeï lors de la Maladie de Tula, Selva semblait avoir décidé de ne pas en tenir compte, mais elle veut maintenant les éloigner l’une de l’autre au plus vite. Je n’ai jamais abordé le sujet avec elles mais j’ai l’impression que Mooreï se doute de quelque chose et que Selva sait quelque chose. Je ne suis cependant pas encore assez proche de Selva pour lui en parler. Ce n’est pas une personne particulièrement facile à approcher.